Derniers fragments d’un long voyage
Christiane Singer
Un testament
“Toute existence est singulière; celle que je vis – et qui peut-être se prolongera – est une vie pleine à ras bord d’amour et d’amitié, de rencontres et de ferveur, d’engagements pour le vivant et de folie. Les épreuves y ont leur place comme tout le reste et je reçois sans marchander celle qui maintenant vient à ma rencontre. […]”
“Vous avez encore six mois devant vous”, lui a déclaré le médecin, le 1er septembre 2006.
“Une fois que ces mots ont été prononcés, toute la brume se trouve dissoute”, commente Christiane Singer. Et d’écrire à ses amis, à propos des épreuves : “Je reçois sans marchander celle qui maintenant vient à ma rencontre.” Sept mois plus tard, le 4 avril, l’écrivain française quittait les rivages de ce monde. Quelques jours avant son décès, le livre – qui court du 28 août au 1er mars – sortait de presse, une véritable leçon de vie pour les gens en bonne santé, donnée par une personne condamnée. “Mon Dieu, donne-moi accès à cette foi démesurée qui m’habite afin que je puisse témoigner, malgré tout, de la splendeur de cette vie”, dit-elle dans sa prière du 13 décembre.
Au fil des pages, ses combats intérieurs nous sont confiés, ses douleurs et sa souffrance, mais aussi et surtout ses joies et son espérance. “Comment aurais-je pu soupçonner que je puisse encore être si heureuse ?” De jour et de nuit, de martyres en heures de grâces, le temps coule, chaque moment sera vécu, “un inspir après l’autre. Pas un ne sera sauté, pas un seul”. Les nombreuses visites dont elle bénéficie sont évoquées, ainsi que la présence proche et aimante des siens, de son mari Giorgio, l’Autrichien rencontré en 1968, durant ses études à Vienne et qu’elle nomme son rocher : “J’ai construit sur toi l’église de ma vie. Je te vénère et je t’aime jusqu’à la fin des temps”. Il y a aussi ses deux fils, Dorian (“homme de lumière”) et Raphaël (“mon miroir d’âme”) qui font sa joie. Le 20 décembre, elle entre en soins palliatifs “Je suis désormais en soins palliatifs, reliée à une merveilleuse pompe qui me délivre de la douleur. J’ai rendu les armes. Gratitude, gratitude !”
Aimer exagérément
L’amour, elle y revient sans cesse : “Ne jamais oublier d’aimer exagérément : c’est la seule bonne mesure.” Ou encore : “Je vous le jure. Quand il n’y a plus rien, il n’y a que l’Amour. Il n’y a plus que l’Amour. (…) L’amour n’est pas un sentiment. C’est la substance même de la Création.” Son épitaphe est déjà prête : “J’ai tant aimé ce monde où habite Ta gloire.” Et sa foi profonde affirme le triomphe de la vie : “La vérité est que tout est vie, je sors de la vie et j’entre en vie.” Même sa maladie, elle parvient à la voir positivement, car elle “a ouvert une incroyable brèche : un prodigieux champ de transformation pour beaucoup d’autres que moi”.
Née en 1943, d’un père juif qui avait rompu par rapport à toute tradition religieuse, et d’une mère catholique, Christiane Singer vécut à Marseille une enfance très chrétienne. Ayant épousé un mari autrichien, elle a désormais vécu là-bas, au château de Ratsenberg, à une cinquantaine de kilomètres de Vienne. Avec son mari, elle visitera beaucoup de pays, notamment d’Orient, où elle découvrira d’autres mondes religieux qui alimenteront son incessante quête intérieure. Elle a ainsi approfondi les traditions tibétaines, le bouddhisme, le soufisme, le judaïsme hassidique. Progressivement, elle est revenue vers la foi chrétienne de son enfance. Tout au long de son parcours, en effet, sa référence était restée profondément “christique”. “Le Christ, je l’ai rencontré partout”.
“S’il n’était pas dans le visage de mes frères, il ne serait nulle part. Je ne le localise plus. Il s’est répandu finement partout.” C’est ce Christ que, tout au long de sa maladie, elle a reçu quotidiennement dans l’eucharistie.
Si ce livre touche, c’est moins parce qu’il est parcouru par la douleur qu’en raison de l’incroyable joie de vivre qui le sous-tend. Le long voyage s’achève, certes, mais il faut bien que le navire rentre un jour au port. Et il y a eu tant de bonheurs…
Pas d’apitoiement donc, dans ces pages. Et il serait mal venu de parler de courage. C’est plutôt une manière de regarder la mort en face qui suppose une immense sérénité, une acceptation totale et confiante de la précaire condition humaine.
Quand le récit se termine, les derniers mots sont un véritable choc Du fond du cœur, merci. Il y a là un formidable élan de générosité, une part de saine folie aussi, probablement. Dont on ne peut qu’être reconnaissant à l’écrivain de nous les avoir offerts presque jusqu’au bout. …
De là où je suis où je serai, je suis et je serai avec vous.
Infinie tendresse.”
Christiane
Derniers fragments d’un long voyage, Christiane Singer, Albin Michel